La Ville Grise
I
Les fantômesUn nouveau jour sombre s’est levé sur l’enfer,
Où le silence commande aux âmes blafardes
Et leur ordonne froidement d’oublier leur ère,
Où la guerre apparaissait n’être qu’une écharde.
Et leur morosité n’a d’égal que le mal qui les ronge
Et qui les raille jusque dans leurs songes ;
Il a pris possession de la morne ville grise
Où l’on aperçoit ni belle étoile ni brise.
Dans les iridescents champs de fantômes
Aucune voix n’ose s’élever et fièrement imposer
Sa volonté de reprendre le contrôle des dogmes
Qui faisaient autrefois leur puissance et leur dignité.
On aperçoit au loin la lisière de la Ville Argentée :
Ses bâtiments effondrés ont bien pâle mine
Et l’on dirait qu’une armée de haine les décime
Un par un pour empêcher les âmes d’aimer.
Au champ des étoiles on n’aime pas les soleils :
On fait rêver les morts par les éclats vermeils.
Ces rêves qui ne sont qu’un fantasme insensé
Tous pleins d’une irréalité trop belle pour exister.
La nuit on entend l’admiration et la souffrance
Des fantômes quand les cauchemars les raillent.
Ils ont égaré au loin et à jamais leur chance,
Se perdent et s’enfoncent dans les mailles
D’acier de la ville grise. Ils aperçoivent dans
Le lointain ce rivage argenté bordant l’océan.
Ils voudraient voguer sur l’eau, voguer sur l’azur,
Échapper à leur destin, enfin quitter ces murs.
Tout autour de la ville grise est si sublime :
Le ciel turquoise effleure les belles cimes ;
La nuit est éclairée par un morceau de jour,
Mais au centre de la ville on a perdu l’amour.
On ne leur a pas encore arraché leurs souvenirs
Et les fantômes se rappellent avec douleur
De leurs sœurs, de leurs mœurs, de leurs cœurs
Qui leur avaient autrefois donné le sourire
Aux lèvres et le bel esprit dans les cieux.
Les âmes sont égarées dans un monde
Où même le vent ne regarde pas leurs yeux,
Où le feu les hue, moqueur, il est l’Immonde.
Le jour lentement s’écoule sur la ville grise
Voilà déjà arrivée l’heure du crépuscule ;
Les fantômes pâles doublent leur mise
Espérant demain une aurore moins crédule.
Mais déjà la nuit est là, et si l’on regarde bien
On peut apercevoir une étoile unique et plus belle
Que le plus superbe de tous les alexandrins.
Mais encore la tristesse des âmes l’emmêle.
Les fantômes s’endorment en attendant une rosée
Aussi belle qu’à l’époque où ils étaient heureux.
Un jour peut-être elle recouvrera sa beauté
Et les fantômes retrouveront l’éclat de leurs yeux.
Un jour peut-être les âmes iront aux cieux
Et abandonneront ces sombres enfers
Parce qu’un dieu aura eu pitié d’eux,
Parce que de nouvelles âmes arrivent avec une autre ère.
De nouveaux fantômes pour la ville grise, le mal terrifiant
Pourra railler d’autres âmes blafardes et d’autres visages sombres.
Peut-être qu’au lieu d’hommes il y aura des enfants
Et le mal fera de leurs cauchemars leur ombre.
Peut-être qu’une âme d’enfant est plus courageuse
Et qu’elle s’élèvera contre l’incandescent pouvoir
Qui régnait hier et aujourd’hui sur la cité berceuse
Peut-être que l’un deux montrera au mal un miroir.
Et un jour un champ d’étoiles recouvrera la ville grise !
Un jour la rosée brillera, fière et insoumise !
Comme au premier matin les âmes seront là
Avec dans leurs cœurs cette merveilleuse joie !
L’astre du roi se réveillera et la lune réapparaîtra,
L’enfer sera de nouveau au fond de la terre
Les fantômes crieront avec force l’Alléluia
Qui fera revenir leur belle ère.
II
La rivièreUn jour un homme traversa la sombre ville,
En voguant sur un fleuve noir comme le Styx
Et sur les flots allait le navire nommé Phénix
Tentant d’offrir la joie et la passion juvénile.
À peine avait-il franchi les hautes murailles
Délimitant le bruit de nombre de batailles,
Que le flamboyant Phénix perdit sa couleur ;
Terne il devint, teint emporté par la froideur
De ces visages montrant tous la tristesse ;
De ces corps figés de ces regards errants ;
De leur ancienne vie révolue et pourtant
Phénix ne cesse de penser à leur joliesse
Enlevée qui jadis avait fait partie du décor
Du monde, de la beauté du Ciel et de l’Océan.
En évoquant aujourd’hui la ville des morts
On évoque du même coup son passé dansant.
Voyant son échec, le désormais damné Phénix
Se laissa dériver sur les sombres flots du Styx
Jusqu’à s’échouer sur sa noire embouchure :
Le navire avait sur la proue la brûlure de sa
[regrettable aventure.
III
L’idylle chez les mortsAu milieu des monotones fantômes l’amour perdure :
Deux êtres portant sur leurs lèvres la lourde brûlure
De leur tendre passion, de leur joie d’être ensemble,
À l’idée malsaine d’être séparés par la mort, ils tremblent.
Ils apportent au centre de la ville morte
Une étincelle de joie, la flamme qui apporte
À tous ces esprits errants l’ultime partie
Qui leur donne l’infime, sublime fleur de vie.
Hier encore ils entendaient le doux son
De l’écume des jours brillant sur la ville ;
Aujourd’hui ils ont perdu espoir d’absolution :
Leur amour tranché en deux par les morts hostiles.
C’est la fin de l’amour sur la plaine
En ruines ; c’est la fin de leurs joies.
Perdre l’autre c’est mourir mille fois,
Ils crachent à la face du monde leur haine.
IV
Plein cielC’était un simple et si doux soir de printemps,
Où le ciel distant souriait aux morts.
Au champ des étoiles on sonnait le grand cor :
Le ciel bleu raillait les maux, insolent.
Offrir l’espérance à la ville morte,
Quel crime ! La ville grise est telle que
Ses habitants souffrent d’une éternelle
Agonie. Elle jubile, la cohorte
Du crépuscule, elle aime à voir les
Fantômes souffrir face à l’éternité,
Elle aime à voir les sinistres effets
Des souffrances envoyées, de la rosée
Mensongère, chaotique ; soleil couchant
Apocalyptique, tristement destructeur.
L’azur sera puni, le mal, feulant, crachant
Son pouvoir au créateur du vent ravageur !
V
Songes du crépusculeDe temps en temps la ville s’envole,
S’évade au rythme des innocentes mélodies,
Retrouve un semblant de bonheur infini,
Pendant quelques instants prend son envol.
Les yeux des fantômes pareils aux diamants
Illuminent la cité berceuse ;
Pendant une journée la vie y est glorieuse
Et peut admirer l’Astre-Roi se levant.
Un instant durant ils marchent sur le sable
Argenté, éprouvent la joie infinie
D’avoir encore des sentiments, d’être capables
De ressentir les choses, de sentir le lys.
L’infiniment gracieuse aurore émerveille
La Ville Argentée, emballe le monde
Avec sa musique semblable à mille soleils,
Mais déjà demain la cité retournera à ses jours sombres.
VI
Le vent emporte les feuilles d’automneQuand vient la saison morte, la forêt
D’ébène n’est plus guère qu’un sinistre amas
De tiges de granit qui autrefois étaient
Rêveuses. Elle chantait, mélodieuse, l’Alléluia
Des fantômes qui gardent la tête dans les enfers
Et l’âme en rêve irréel. Plus que tout sur cette morne terre,
Les bercés haïssent l’hiver. Leur déjà si faible joie
S’éteint pendant des mois. Ils aimeraient en mourir,
Aimeraient que le vent les emporte avec lui
Pour arriver loin après l’éternité, et enfin abolir
La prison qui les tourmente aujourd’hui.
Mais seules les feuilles d’automne sont prises par l’alizé
Emportées, comme si seul cela comptait, au gré des marées,
Pour enfin retrouver la lumière et quitter leur nuit infinie.
Les feuilles rouges s’envolent et quittent la forêt noire,
Là où elles vont on ne peut les accompagner ;
Les hommes et les dieux engagent un combat sans espoir
De victoire. La joliesse du monde s’est égarée,
Le porteur de lumière a pris l’ombre :
Voici venus, terribles, les jours sombres.
Les anges détruits, les démons conquérants. Adieu, félicité.
Les intimes
VII
Elle me guetteJe la vois me guetter, belle et terrible
Dans sa cape brillante de ténèbres.
Inexorable vengeresse qui me prend pour cible,
Elle brandit sa faux au présage funèbre.
Je prends peur de ce coup de lame fatale,
Peur qu’elle vienne m’arracher les brèves
Joies qui rythment mon existence, ô belle déloyale,
Laisse-moi en paix réaliser mes rêves,
Utopies idéalistes. C’est une éternelle angoisse
Que de vivre enchaîné au temps qui passe.
Sa besace sombre remplie d’âmes
Qu’une par une elle affame,
Elle prend plaisir à ce jeu cruel,
Et continuellement, elle m’appelle.
Ce triste cœur est son royaume,
Mes longs chagrins ses fantômes.
Elle me condamne, promet une souffrance
Infinie lorsque sera venue mon heure.
Je la sens, je l’entends, elle attente
À ma lumière avec une diabolique ardeur.
VIII
Les donneurs d’utopiesIl est des créateurs de rêves,
Des fabricants d’imagination,
Qui nous font voler sur les monts,
À travers la Brume parcourir la grève.
Ces cosmopolites donneurs d’utopies
Ont écrit nombre de belles histoires.
Ils font s’évader les hommes en gris
À la lueur effervescente du soir.
Plutôt que de vouloir changer les choses,
Plutôt que d’écrire pour leur orgueil,
Ils prennent les morts à leur deuil
Et enfoncent tant de portes closes
S’ouvrant sur des mondes insolents
Faisant renaître l’insouciance d’antan.
IX
Enfer du temps qui passeAvancer dans cette vie m’angoisse,
Qu’y a-t-il après la fleur de l’âge ?
Se fane-t-elle ? Peut-être s’encrasse.
Jamais, ô Jamais je ne veux être sage.
Que se passe-t-il quand les plis creusent
Notre peau, quand on est envahis par l’oubli ?
Elle cherche, la vieillesse, éternelle acheteuse.
Hélas ! un jour je tournerai ma tête étourdie
Et je ne sais ce que j’y verrai malgré moi.
Est-ce qu’une grande aiguille me dira : « Suffit !
Tu n’as que trop profité, soumets-toi à la loi
Et viens me rejoindre, je te comblerai de joie,
Je te remplirai d’ennui, t’hanterai de cris. » ?
J’attends cette mangeuse d’énergie,
Je ne la laisserai pas prendre ma santé,
Encore moins me faire ma jeunesse oublier,
Cette impudente preneuse de vie.
Je devrais pourtant m’y résigner,
Mais je n’ai le courage de grandir.
Garder l’enfance me paraît si beau, si sain !
Je veux pouvoir encore m’ébahir.
XII
Sonnet sombreBelle et douce nuit qui réveille les songes,
Offre-moi le si brillant crépuscule,
Je t’offrirai mes grandioses mensonges,
Mais évade-moi de ma sombre cellule !
Mélancolique aveugle au clair de lune,
Noyé au fond d’un lac de solitude,
Enfoncé dans les abîmes de toutes les dunes,
Je me perds dans ma fade et stoïque lassitude.
Épargne-moi ces tranchants requiems,
Qui font s’envoler de terreur les lys,
Belle et douce nuit, je sais que je te sème
Fuir la terrible tempête qui sévit
En mon cœur souffrant, dans les cieux bohèmes,
M’est impossible, lentement elle m’envahit.
XIII
La course des astresÉgaré dans cette mer d’ivoire,
Laissant filer les lueurs du soir,
Les gouttelettes de brume dorée
Qui ont façonné ce doux jour d’été.
Mon âme erre parmi les étoiles
Qui luisent au-delà de ce ciel de toile.
Mon esprit, mon cher esprit voleur,
Attrape-en une et rapporte-moi son cœur !
Le soleil finit sa course effrénée
Et lentement va se reposer au fond de la terre.
La lune se lève dans des éclats rosés :
Les cieux chantent encore cette beauté légère.
L’Astre éclaire des océans les abîmes,
On y voit les reflets tendres et bleutés
Venant de la profondeur de l’océan et de la cime
De ses arbres, montagnes marines égarées.
Dès l’aurore, la lune retourne dans les profondeurs
Éclairer de son éclat froid les fondements de la terre.
Elle quitte la direction de son chœur
D’étoiles et retourne à sa nature éphémère.
Le disque doré, lui, remonte à l’infini,
S’enfonce parmi les nuages colorés,
Déchire les derniers lambeaux de nuit
Et des portes du ciel reprend les clés.
Pas de titre hihi La digne frégate voguait sur l'azur sombre,
Aigles nocturnes piqués d'étoiles luisantes,
Qui plongent dans les flots de l'océan Ombre;
Errant aux frontières du monde, brillantes.
Les hommes de cité avaient osé quitter
Leur douce patrie pour découvrir l'aurore.
Dans leur noire folie ils s'étaient égarés:
Les dieux avaient puni leur fureur de l'or.
Envoyés là où la douleur est éternelle,
le maître des lieux a incendié leurs âmes :
Ce qui n'était que cendre avait été aile.
Plus jamais l'homme ne défiera l'aube sacrée,
Sa volonté détruite par les brise-lames;
Enchaîné, fouetté par les tranchants alizés.